
Bien que ses répercussions soient tangibles pour de nombreuses entreprises et employé-e-s au Québec, l’âgisme en milieu de travail reste un sujet encore peu abordé. En tant que directrice générale et cofondatrice d'UNIR, dont la mission est de favoriser la diversité des générations et leur inclusion harmonieuse au sein des entreprises, Charlotte Laramée est aux premières loges pour observer et analyser cette forme de discrimination, qui affecte à la fois les jeunes et les seniors dans leur quotidien professionnel.
À travers cette entrevue, elle partage son expertise et met en lumière les défis que posent les stéréotypes liés à l'âge, ainsi que les solutions pour créer un environnement de travail plus inclusif et plus harmonieux.
Comment définiriez-vous l’âgisme en milieu de travail ?
L'âgisme en milieu de travail se définit comme une forme de discrimination principalement à l'égard des personnes seniors, mais aussi des jeunes. Bien que l'âgisme soit souvent abordé dans des contextes non professionnels, il est également très présent au travail, où il est normalisé et rarement contesté. Cela inclut des préjugés et des commentaires sur l'âge, considérés comme acceptables. Par exemple, des stéréotypes comme « les jeunes ne veulent pas travailler » ou « les seniors ne sont plus à la page » sont courants. L'âgisme touche les deux extrêmes du spectre d'âge, rendant difficile la sensibilisation à ce sujet en milieu professionnel. Selon l’OMS, une personne sur deux manifeste des comportements âgistes, souvent de manière inconsciente.
Comment l’âgisme peut-il se manifester concrètement en milieu de travail ?
On observe des microagressions quotidiennes, comme attribuer toujours aux plus jeunes des tâches subalternes ou limiter la participation des jeunes aux discussions. De leur côté, les seniors peuvent être exclu-e-s des opportunités de formation ou de promotion en raison de préjugés sur leur capacité à s'adapter aux nouvelles technologies. Les hiérarchies traditionnelles peuvent également freiner les jeunes dans leur progression, malgré leurs compétences adéquates, tandis que les seniors peuvent voir leurs possibilités de développement limitées en raison de leur proximité avec la retraite.
En outre, des activités d'équipe non inclusives peuvent être organisées, excluant certain-e-s employé-e-s en fonction de leur âge ou de leurs capacités physiques. Ces comportements ont pour conséquence des carrières bloquées, des salaires plafonnés, une exclusion des discussions stratégiques importantes, etc.
Quels types de préjugés liés à l'âge rencontrez-vous le plus fréquemment dans les entreprises québécoises ?
Dans les entreprises québécoises, les préjugés liés à l'âge se manifestent principalement par une défiance envers les jeunes, qui sont souvent perçu-e-s comme moins expérimenté-e-s et dignes de confiance. Les secteurs traditionnels, comme la manufacture par exemple, qui est une industrie prédominante au Québec, peinent à attirer les jeunes talents généralement en raison de leur résistance au changement et de leur manque de flexibilité.
Les politiques et pratiques rigides dans ces secteurs compliquent l'évolution avec les nouvelles générations, créant ainsi un fossé générationnel. De plus, les entreprises n'évaluent pas toujours individuellement les compétences et le potentiel des employé-e-s, préférant se baser sur des stéréotypes liés à l'âge. Une dynamique qui tend à aggraver la pénurie de main-d'œuvre dans ces secteurs.
Comment l'évolution démographique (et, de surcroît, la prolongation de la vie professionnelle) influence-elle les attitudes envers l'âge au travail ?
Premièrement, les PME québécoises, souvent familiales, font face à des défis importants pour assurer la relève. Seulement 30 % des entreprises passent le cap de la deuxième génération, en partie à cause des départs massifs à la retraite et de la pénurie de main-d'œuvre.
La communication intergénérationnelle est également une difficulté, les différences entre les générations compliquant la transition et la planification de la relève. De plus, les entreprises qui ne parviennent pas à évoluer en termes de technologie et de culture perdent leur attrait pour les jeunes talents, qui recherchent des environnements de travail plus alignés avec leurs valeurs.
Dans ce contexte, retenir les seniors est également crucial, non seulement pour leur expérience mais aussi pour assurer la transmission des connaissances à travers des programmes de mentorat. Toutefois, les seniors peuvent se sentir dévalorisé-e-s s'ils/elles ne sont pas formé-e-s aux nouvelles technologies. Qui plus est, leur valeur réside souvent dans leur connaissance approfondie de l'entreprise, qu'ils/elles peuvent être réticent-e-s à partager en l’absence de structures adéquates.
Comment l'âgisme affecte-t-il la dynamique de travail et la santé globale des équipes ?
L'âgisme affecte la dynamique de travail et la santé globale des équipes de plusieurs manières. Les personnes discriminées en raison de leur âge peuvent se sentir isolées et diminuées, créant des divisions qui entravent la collaboration et l'apprentissage mutuel. Les préjugés générationnels renforcent les stéréotypes et empêchent les membres de l'équipe de se connaître et de collaborer efficacement. Cela nuit à la culture d'entreprise et à l'engagement des employé-e-s.
De plus, l'isolement et le manque de soutien augmentent le risque de problèmes de santé mentale, tels que le stress, l'anxiété et la dépression. Les jeunes générations peuvent ressentir un « bore-out » ou ennui professionnel, se sentant non écoutées et non valorisées, tandis que les générations plus âgées peuvent être poussées au « burn-out » en raison d'une pression accrue pour performer sans bénéficier des mêmes avantages que les nouvelles générations. En somme, l'âgisme crée un environnement de travail non inclusif qui nuit à la collaboration, à l'innovation et à la performance globale des équipes.
Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontées les entreprises lorsqu'elles tentent de lutter contre l'âgisme en milieu de travail ?
J’identifierais 7 défis majeurs pour lutter contre l’âgisme en milieu de travail :
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Normalisation de l'âgisme : l'âgisme est tellement ancré dans la culture d'entreprise que beaucoup ne le reconnaissent même pas comme un problème. Changer cette perception est difficile.
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Reconnaissance et remise en question : les dirigeant-e-s et les gestionnaires doivent reconnaître qu'il y a un problème et être prêt-e-s à remettre en question leurs propres pratiques et préjugés, ce qui est souvent un obstacle majeur.
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Volonté de changement : il faut une volonté claire de la part de la direction pour changer les pratiques et investir dans des initiatives contre l'âgisme. Ce n'est pas toujours perçu comme une priorité par rapport à d'autres objectifs.
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Approche optionnelle : les initiatives contre l'âgisme sont souvent vues comme facultatives et mises en place principalement pour des raisons externes, comme l'obtention de subventions ou de certifications, plutôt que par conviction.
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Marque employeur : certaines entreprises abordent l'âgisme dans le cadre de leurs efforts pour améliorer leur marque employeur, mais cela ne se traduit pas toujours en actions concrètes et durables au sein de l'entreprise.
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Manque de suivi concret : bien que des conférences et des formations puissent être organisées, il est rare de voir des entreprises aller au-delà de ces actions et mettre en place des pratiques concrètes pour lutter contre l'âgisme.
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Reconnaissance des biais : accepter qu'il y ait des biais et être prêt-e-s à les déconstruire est une étape importante mais difficile. Cela nécessite un engagement profond en faveur de l'équité, de la diversité et de l'inclusion.
Je pense que le principal défi réside dans la reconnaissance du problème et dans la volonté des entreprises de s'engager réellement dans des actions concrètes.
Quelles initiatives recommanderiez-vous aux milieux de travail pour prévenir l’âgisme et améliorer l'harmonie entre les générations ?
Premièrement, sensibiliser les employé-e-s à l'âgisme à travers des ateliers et des échanges est essentiel pour qu'ils/elles comprennent l'impact de leurs comportements sur leurs collègues. Réaliser un audit organisationnel pour examiner et ajuster les pratiques de l'entreprise, telles que les grilles salariales et les processus de gestion des talents, en fonction des besoins des différentes générations, est également une initiative non négligeable.
Travailler sur la marque employeur pour refléter un engagement envers la diversité générationnelle et le bien-être de tous-tes les employé-e-s peut renforcer la culture d'entreprise. Adapter les politiques RH, comme les plans de relève et les processus de recrutement, pour répondre aux attentes des différentes générations, serait une autre mesure recommandée.
Et enfin, mettre en place des programmes de mentorat formels et informels, pour encourager le partage de connaissances entre générations, peut favoriser une collaboration intergénérationnelle positive et durable.
Quels conseils pourriez-vous donner aux ressources de niveau intermédiaire pour être en mesure de lutter contre l’âgisme à leur échelle ?
Tout d'abord, il faut promouvoir l'inclusivité générationnelle, en introduisant de nouvelles initiatives et politiques qui répondent aux besoins de toutes les générations au sein de l'équipe et en mettant en avant les avantages pour l'ensemble de l'entreprise, comme l'amélioration de la marque employeur et la rétention des talents.
Ensuite, adopter une approche collaborative, et encourager les décisions stratégiques à être prises de manière inclusive, en incluant les perspectives des différentes générations et en favorisant les discussions ouvertes et la contribution de tous-tes les employé-e-s.
Et enfin, s'investir dans la gestion du changement en facilitant l'implémentation de nouvelles pratiques au sein de l'organisation, afin de favoriser un environnement inclusif et équitable pour toutes les générations. Prendre exemple sur des initiatives inspirantes et ainsi démontrer l'impact positif sur l'efficacité et la satisfaction au travail.
Les employé-e-s peuvent-ils/elles aider à créer un environnement de travail plus inclusif et à lutter contre l'âgisme ? Si oui, comment ?
Oui, les employé-e-s peuvent contribuer à un environnement de travail plus inclusif en cultivant la curiosité envers leurs collègues, en développant l'empathie et en valorisant les compétences relationnelles. En favorisant des interactions positives et en appréciant les différences, ils/elles jouent un rôle clé dans la lutte contre l'âgisme et la promotion d'une culture d'entreprise où chacun-e se sent inclus-e.
Cette entrevue est un contenu extrait de la 17e édition de notre magazine. Vous pouvez la consulter dans son intégralité en cliquant sur le lien suivant : Voici l'édition spéciale hors série du 17e numéro de notre magazine