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Le bonheur au travail compte, mais à quel prix ?

Le bonheur au travail compte, mais à quel prix ?

Le terme performance rime avec souffrance ! Il parait que l’employé-e doit passer par le chemin de la douleur pour assurer un haut niveau de performance ! D’ailleurs, qui dit travail dit tensions, risques psychosociaux (RPS), stress, épuisement professionnel (burnout) et mal-être au travail. 

Dans le pays du soleil levant, on parle même de Karoshi, une forme extrême d’épuisement, soit la mort par excès de travail ou par surdose de travail. Le karoshi est devenu la figure emblématique et extrême de la souffrance au travail ! On atteint le paroxysme soit la mort ! 

Pourtant, il y a un consensus sur le fait que l’employé-e doit être au cœur des préoccupations. En théorie, c’est vendeur, mais dans les faits, c’est une amorce ! La vision « quantophrénique » et économique des cadres circonscrit grandement leurs actions. La survalorisation de la notion économique et l’obnubilation par l’atteinte, à tout crin, des résultats conduit à négliger le processus, les moyens et même la santé pour y parvenir ! 

De là vient le besoin criant d’humaniser la performance au travail et de revoir, du fond au comble, tout le processus. L’introduction de la science du bonheur, communément appelée « psychologie positive » au travail, a permis de comprendre comment cultiver un bien-être durable dans les organisations en s’intéressant aux conditions et aux processus d’épanouissement dans les relations sociales au travail. Un nouveau jargon positif s’injecte dans les entreprises, dynamitant ainsi les anciennes configurations péjoratives et minoratives du travail. Nous passons dès lors de l’approche pathogène à l’approche salutogène, de la souffrance au plaisir, de l’injonction de la hiérarchie à la participation des employé-e-s et du mal-être au bien-être au travail. 

Investir dans l'individu

En effet, les entreprises sont de plus en plus conscientes que les vieilles recettes qui ont fait le succès des entreprises dans le passé ne fonctionnent plus, et pour que ça refonctionne, il faut s’investir dans l’individu. L’employé-e a retrouvé peu à peu sa place et devient le socle sur lequel repose toute l’organisation. Il n’est plus un outil de production, un réceptacle passif d’injonctions de la hiérarchie, uniquement propulsé-e par la peur des sanctions ou l’espoir de reconnaissances extrinsèques, mais devient un collaborateur-trice avec un savoir, un pouvoir et un ego. L’employé-e est devenu à la fois une force d’exécution et une force de proposition ! 

Les cadres délaissent peu à peu les pratiques de gestion qui nivellent et paralysent les esprits, et qui rendent les collaborateurs-trices malheureux-ses. Aujourd’hui, les pratiques de gestion, telles que la reconnaissance, le partage d’information, la participation, le développement des compétences, l’organisation du travail et la gestion de la performance, sont plus bienveillantes et plus axées sur la dimension humaine qu’organisationnelle. Ces pratiques de gestion influencent significativement les résultats ressources humaines (motivation, engagement, comportement et résultats) qui à leurs tours, impactent les résultats organisationnels. Ainsi, une performance durable passe, à priori, par des pratiques de gestion et des conditions de travail saines. 

Le passage de la gestion des ressources « humaines » à la gestion « humaine » des ressources et de la performance est bien réel. Il y a un essai inlassable de (re)conciliation entre performance, santé et bien-être au travail, dans la finalité d’avoir des employé-e-s plus heureux-ses et moins « grognons ». De là se pose la grande question : Le bonheur au travail compte, mais à quel prix ? 

Le "prix" du bonheur au travail

Indéniablement, le bien-être/bonheur au travail est devenu un avantage concurrentiel, un aimant pour attirer les meilleurs employé-e-s et surtout un outil « marketing » puissant pour vendre l’image de l’entreprise. C’est même devenu un « business » très rapporteur et un moyen aguichant pour satisfaire les nouvelles générations, qui accordent une place nodale au plaisir au travail. Aujourd’hui, une fortune se fait avec la commercialisation du « bonheur au travail ». Le meilleur exemple est Chade-Meng Tan, un ingénieur américain embauché par Google, qui a changé de métier pour s’intéresser au bien-être des employé-e-s. Il invente donc la fonction de « Jolly Good Fellow » (super bon camarade) et devient le premier M. Bonheur. Aujourd’hui ce « super bon camarade » est un milliardaire et enseigne la méditation ! 

L’arrivée de la génération des millénaires (génération Y) et la génération silencieuse (Z) et leur nouvelle vision du travail basée sur l’harmocratie (prônant la diversité et la différence) et l’holocratie (basée sur le rejet des modèles managériaux rigides, oligarchiques et pyramidaux) a facilité l’injonction du bonheur au travail, vu que les vieilles méthodes de gestion ne répondent plus à leurs aspirations et à leur vision du monde. Place désormais au bonheur et à l’appétence au travail ! C’est l’ère de la « Happycratie » et de son rejeton le « Smile out », un autre type de « out » qui s’est introduit dans les organisations et qui éclipse, par conséquent, les autres types de « out » tels que le burnout, le boreout et le blurout ! 

Face à cette vogue de « bonheurisme », une course se déclenche entre les organisations de peur d’être taxées de ringardes ou surannées. Une façon de faire valoir cette image « champagne et paillettes » du milieu de travail, les organisations ont complètement chamboulé leur design interne, qui est beaucoup plus centré cette fois-ci sur l’humain ! À dieu cubicules, lugubres et moroses, et bienvenue aux bureaux à aire ouverte, aux poufs douillettes, aux tables de ping-pong à chaque encablure de bureau, aux salles de sport, aux garderies, aux cafètes santé et même au coiffeur ! Tout ce luxe est soigneusement enveloppé par un design biophylique, qui nourrit la jonction entre employé-e et nature. En effet, la biophilie est très présente dans les milieux du travail à l’instar des plantes vertes vivantes, des murs vivants, des puits de lumière naturelle laissant percer la lumière du jour, des jardins intérieurs, des ouvertures sur la nature extérieure, des couleurs rappelant la nature, des matériaux naturels, des tissus tactiles, des fontaines d’eau, etc. L’organisation du travail est devenue une « salle de jeux » et un lieu plus que parfait pour travailler ! On fait tout pour rendre l’employé-e heureux-se, car un employé-e heureux-se est un employé-e productif-ve, deux fois moins malade, six fois moins absent et neuf fois plus loyal ! 

Tous ces changements pour humaniser la performance au travail peuvent sembler ahurissants ! Toutefois, cela rend-il vraiment les employé-e-s plus heureux-ses ? Tout ce « bling bling » n’est-il pas un miroir aux alouettes, un écran fumé pour cacher la misère des employé-e-s ? N’est-il pas plus sage de revenir sur l’essentiel, soit le sens du travail et au travail, l’autonomie, le soutien social, la reconnaissance existentielle de l’employé-e, de son effort, de son investissement au lieu de miser uniquement sur la reconnaissance des résultats ? 

En tout cas, les entreprises, dans leur quête de bonheur, ont vite vu dans cette pratique un bâton magique pour répondre aux problématiques de management, de motivation et d’engagement des salarié-e-s, de marque employeur et, in fine, de productivité. Elles ont même créé un poste de Responsable du Bonheur, ou « M/Mme Bonheur », en anglais Chief Happiness Officer — CHO. Il ou elle a la charge du bonheur des employé-e-s. Cependant, les employé-e-s auront-ils vraiment besoin d’un chargé de Bonheur ? Peut-on qualifier ce poste de « bull shit job » ou un « job à la con » dénué́ de tout sens ? Qui s’occupe du bonheur du chef du bonheur ? Ceci n’est-il pas un gadget ressources humaines, un simple habillage marketing pour rendre les organisations plus magnétiques ? 

D’autant plus, il y a aujourd’hui une autre sorte d’injonction soit : être le ou la plus heureux-se possible pour être le ou la plus productif-ve possible ! Étrangement, nous assistons en parallèle à un niveau élevé́ de stress et d’épuisement professionnel qui sévissent en entreprise, notamment le Burn-out (surcharge de travail, sursollicitation, perfectionnisme.), le Bore-out (épuisement par ennui au travail, sous- sollicitation), le Bore-out punitif (ostracisation ou placardisation) et le Brown-out (injonctions dépourvues de sens, épuisement par manque de motivation). Ce mal-être est bien ancré dans les organisations, alors que ces dernières n’en ont jamais fait autant pour le bonheur de leurs salarié-e-s ! C’est tout un paradoxe, un peu comme la flèche de Zénon qui n’atteint jamais sa cible ! Cette quête boulimique et obsessionnelle du bonheur au travail devrait peut-être s’arrêter pour une remise à niveau. 

L'Happycondrie

En effet, le bonheur au travail (la Happycratie) a donné lieu à un problème tout aussi comminatoire : la Happycondrie, soit l’angoisse de n’être jamais assez heureux-se ! Ainsi nous passons de la gestion « humaine des ressources » à la gestion humaine des « Happycondriaques ». 

Les employé-e-s d’aujourd’hui sont bel et bien des « Happycondriaques », un qualificatif qui renvoie à une autre forme de souffrance, mais plus moderne ! En effet, l’injonction du bonheur au travail est censée nous épanouir ! Toutefois, il paraît que le bonheur au travail est une « sorte de drogue » qui invite à une consommation perpétuelle, jusqu’à devenir un addict. Dit autrement, la pensée qu’« un employé́-e content-e est un employé́-e productif-ve » a évolué́ pour devenir « Sois heureux-se et travaille motus et bouche cousue » ! Il semble que les organisations ont trouvé le secret pour faire des profits : soit le capitalisme affectif, la commercialisation des émotions et la technocratisation du bonheur. De leur côté́, les employé-e-s sont heureux-ses, mais vivent avec un sentiment d’angoisse et de culpabilité de ne pas avoir atteint « le bonheur » escompté. La poursuite acharnée du bonheur n’est-elle pas un signe d’une nouvelle pathologie au travail, d’un système à la dérive ? Alors, faut-il en finir avec cette propagande ? 

À suivre… 
 

Cet article a été rédigé par Mouna Knani, Professeure adjointe au Département de Gestion des Ressources Humaines de HEC Montréal.


Cet article est un contenu extrait de la 8e édition de notre magazine. Vous pouvez la consulter dans son intégralité en cliquant sur le lien suivant : La 8e édition du magazine est en ligne !

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